Carnet de voyage(s) #22
Rubrique(s) : Carnets de Pierre Cohen-Hadria / Carnets de voyage(s) / Ville (ma) vue du sol
31 juillet, 2012 3C’est toujours une affaire de point de vue, nous avions à transporter de Babylone à ce coin de campagne une gazinière qui venait d’Italie, le livreur était venu la veille (et le lundi précédent) on avait mis le paquet sur le siège arrière, peut-être quarante kilos, bois, quarante cinq de profondeur, carton, plastique et ferraille, il n’y avait plus que quelques centaines de kilomètres nous séparant de la mise en place de l’outil, dans la petite maison de vacances
il y avait des risques de pluie et la fenêtre avant gauche de la voiture ne voulait plus se fermer. Une affaire de point de vue, l’autoroute qui défile, les silos à grains, les voies de chemin de fer, le fleuve qui méandre, la centrale de je ne sais plus où, le pot de chambre de la France comme présentent élégamment leur ville certains Rouennais, on passe, le temps réel passe et défile, il fait encore jour à dix heures, le soir, la mer est au loin, il fait presque beau, la pluie viendra peut-être mais on en a été épargné, on fait cuire des pâtes et on regardera « Le jour se lève » sur le petit ordinateur rouge.
J’ai laissé derrière moi les diverses difficultés financières, j’en ai eu marre d’entendre à l’autre bout du fil les abrutis et les cinglés, j’avais envie d’un peu de détente, une pause, petite légère tranquille la campagne, au bout de la route, une petite boulangerie, la piscine où il n’y aura presque personne, et quelques clichés pour l’Invent’hair, il faut juste regarder je crois, et puis le ciel, les ciels, la petite maison, j’ai regardé encore au loin si les avions, mais non les oiseaux qui passent, corbeaux innombrables qui filent vers l’est, des dizaines, Sir Alfred et la cour de récréation de la petite école de campagne, la station service, j’ai regardé encore le monde, je me disais à quoi bon, finalement écrire et photographier, et quoi, les nuages, le ciel et la nuit, le lampadaire, à quoi bon
aussi tenir le journal de la bataille, pourquoi faire cette mémoire, dans quelques semaines nous nous retrouverons sur les bords de la mer, il y aura peut-être trente degrés de différence au thermomètre, à Paris les plantes de la salle, du salon seront avides d’eau, peut-être qu’il faudra les changer en revenant, peut-être qu’il faudra faire des démarches, obtenir ce papier, cet autre, quelque chose, cette signature, le monde et ses guerres, ses droits, ses devoirs, je regardais le ciel, la lune qui venait et le vent qui coupait nos souffles, je me disais pourtant qu’un coin, dans la campagne
c’est quelque chose de reposant, oui, la tranquillité et le livre de l’inquiet et insomniaque Bernardo Soares (je pensais encore à Lisbonne, à Antonio Lobo Antunes, à l’Angola, laisser Pereira prétendre encore un peu, laisser l’océan au loin, vers Bélem partir vers les Amériques, et se souvenir de l’appartement avec sa petite terrasse qui donnait sur Martim Moniz, les trams et cet hôtel où logeait M. quand il y vint avec ses parents, je me souvenais) et la mémoire qui toujours efface tout pour y poser des témoins différents, semblables mais tout étant question de point de vue, la Terre ayant bougé et nous autres ayant vieilli, il n’y avait rien à faire, c’est l’été, nous nous sommes promenés des sous-bois et des chemins creux, un type sur son quad son fils derrière lui, probablement, ou son neveu, ce type avec sa montre bracelet et ses lunettes de soleil qui nous disait « passez par le champ, il ne va pas vous manger…! », la route, le chemin, on marche en file indienne, il est six heures, et après, on étrennera le four, une pizza, un poulet, des tomates et de la mozzarella, du basilic et de l’huile d’olive, le pain de la petite boulangerie municipale du coin, la boulangère qui me regardera comme si j’étais un demeuré parce que je confonds une pièce de deux avec une pièce de cinq, personne ne peut parler mieux de soi que soi-même
regarder le monde les voitures, les dos d’âne, les ciels qui s’éteignent, au loin l’école désaffectée, les lotissements, faire construire, oui, voilà, une maison à soi, avec tout le confort, que demander de plus ? La tranquillité ?
J’ai regardé la campagne, et je suis revenu en ville, je préfère, je me suis souvenu de la maison de l’avenue du Théâtre Romain (c’est le nom du voisin d’en face, Romain), les petits arabes qui vendent des lampes à pétrole, hier on donnait « Hannibal » de E.G Ulmer, au petit cinéma il n’y avait que des films qu’on ne voulait pas aller voir, il y avait le puits dans le jardin, parfois quelques gouttes qui tombent, des fleurs, des arbres fruitiers
des maïs et du blé, des moissonneuses, revenu en ville, « Babylone tu déconnes » chantait Bill Deraime,voilà c’était déjà dimanche puis lundi, le jour de son anniversaire, comme Léo Ferré était mort un 14 juillet, avec un bras d’honneur je pense, dans le vingtième arrondissement de Paris, on se souvient et on se souviendra du mouvement de la paupière de cette femme qui dort, ou qui dormait, la veille le tour de France s’était terminé, les jours suivants il y aurait d’autres manifestations, on regarderait à nouveau d’autres films
on aimerait encore savoir que Jules Berry disait à Jean Gabin « ah mais oui, tu voudrais bien le savoir hein, tu voudrais bien…! » avec son rire, savoir qu’il ne jouait pas la comédie, mais jouait seulement la vie, la vraie vie, celle des acteurs de cinéma et que, toujours, partout, une photographie
en dira toujours plus (tout en en cachant plus) que tous les mots qu’on pourrait vouloir écrire. Ce soir, en une du journal
il y a une photo de lui, que je reproduis sans droit puisque je viens de la faire. Qu’il s’en aille, tranquille, car cette tranquillité-là ne se trouve que là où il est à présent. Salut.
(merci Pierre, toujours merci, parce qu’à chaque fois boum le cœur)
Superbe! Ce n’est qu’un mot mais je ne pouvais quitter cette page sans vous l’écrire. Oui, Christine (Jeanney) a raison: »boum le cœur. »
tellement d’accord avec les commentaires précédents, mon cœur aussi