Vases Communicants #26 juin 12
Pour cet échange du mois de juin, et pour les Vases Communicants, « Pendant le week-end » est ravi d’accueillir Christophe Grossi tandis que lui accueille chez lui sur « Déboîtements » Piero Cohen-Hadria. La (petite) contrainte sera urbaine ce mois-ci comme souvent (on aime la ville), (son asphalte et le goudron les immeubles les facades les fenêtres les portes les illuminations) : on trouvera donc plus bas, la rue de Paris à Montreuil (tronçons) » tandis que chez Christophe se trouvera la rue de Montreuil à Paris. Et sans qu’un mot ne soit échangé, l’apparition, ici et là, du roi des animaux n’est pas pour déplaire… Bienvenue donc à toi, Christophe, et à tous les lecteurs qui passeront, ici là là-bas…
La rue de Paris à Montreuil (tronçons)
C’est encore Paris, un bout de Paris, la rue de Paris à Montreuil.
Quand je n’habitais pas encore à Montreuil, je pensais qu’au bout de la rue de Paris, de l’autre côté de la Porte de Montreuil (sorte d’immense rond-point qui surplombe le périph), se trouvait la rue de Montreuil à Paris — mais non, c’est sur la rue d’Avron que je tombais à chaque fois. J’avais beau retourner le plan dans tous les sens, la rue de Montreuil ne se retrouvait jamais dans le prolongement de la rue de Paris mais dans celui de la rue d’Avron, bien plus bas (oui ça descend dans ce sens-là et si d’ailleurs on se mettait à courir on doublerait sans peine les taxis et le bus). C’est compliqué, je sais.
Ces deux rues se ressemblent : la rue de Paris à Montreuil et la rue d’Avron à Paris (on oublie la rue de Montreuil, Piero s’en occupe). Oui, ces deux rues se ressemblent assez. Même ambiance, même volume sonore, mêmes commerces, mêmes solitudes, mêmes épiceries orientales et exotiques, mêmes dehors-dedans cognés, mêmes boucheries halal, mêmes regards lavés par la peur, mêmes Cyber taxiphones, mêmes amours en ruine, mêmes bazars, mêmes habitudes, mêmes gens, mêmes travaux, mêmes leurres, mêmes trafics, mêmes issues, mêmes exclusions, même pas peur, mêmes débrouilles, qui m’aime ne m’aime, mêmes brouilles, mêmes gestes de fumeurs, mêmes rouilles. Quand je dis « mêmes » c’est faux bien entendu. On s’y perd, je sais.
Ce n’est pas un mur qui sépare ces deux rues mais une Porte et le nom de deux villes aussi.
Je me souviens de cet Ouzbek qui revenait de Tchétchénie et demandait des clopes rue de Paris près de la place du Marché. Derrière lui, des menuisiers sur l’échafaudage étaient en train de poser des fenêtres. Sur la porte il n’y avait pas écrit bienvenue mais site protégé par visio sécurité avec interpellation vocale 24H/24. Un lion souriait.
La rue de Paris à Montreuil, elle fait au moins un kilomètre de long. J’ai beau habiter à côté, cette rue je ne la fréquente que par tronçons. Et pourquoi d’ailleurs marcherais-je de la Porte jusqu’à la Place Jacques Duclos — autrement dit jusqu’à la Croix de Chavaux ? Quel intérêt y aurait-il à faire ça ? (il y a toujours un moment où je bifurque, c’est comme ça : la rue de Paris, je l’aime dans le dos ; d’ailleurs, pour dire vrai, moi, la rue de Paris je ne l’aime pas tellement, mon boulevard non plus, mais l’idée d’habiter ici, j’aime assez ça.) Je n’ai toujours pas compris pourquoi.
Je connais des gens qui habitent rue de Paris, je leur demande toujours comment ils font, ils me répondent qu’ils font comme moi avec mon boulevard.
En 2009 le réalisateur Joachim Gatti a reçu une balle en caoutchouc dans les yeux. Le lendemain il ne voyait plus que d’un oeil. C’était à Montreuil, Boulevard Chanzy, à côté de la rue de Paris. Le flic a sorti son flashball, il a tiré, la suite on la connaît. Un an et demi plus tard il y a eu une reconstitution judiciaire. On a vu débarquer quarante camions de CRS, quelqu’un les avait comptés.
Tu marches rue de Paris à Montreuil sans savoir où ni ce que ralentir stop signifie pour celui qui se souvient du jour où les chevaux se sont mis à parler aux morts. Tu penses que toi aussi tu pourrais tomber, disparaître, te replier comme on retourne les gants en laine des gosses l’hiver, tu le sais bien, feu rouge / feu vert, peu importe, pause c’est fini c’est fini, et tes allées et venues n’y changeront rien : tu n’es pas plus vivant qu’un autre et tes obsessions ridicules ne t’épargneront pas, cheval mouvement dans les oreilles ou pas.
Quelques fuites : rester là, s’y cogner et tenter de repérer les échappées possibles ou bien, à deux rues de là, remonter sur son vélo sans roues et continuer à pédaler dans le vide : les yeux fermés, remonter la rue de Paris — comme sur Google Street View — et leurs priorités à droite, s’en cogner.
Certains jours, le corps parvient mieux à se brancher aux autres corps qui, eux, n’ont plus prise sur rien. Derrière mes paupières, les images s’ouvrent. Et soudain j’ai moins peur des derniers tronçons à venir.
Christophe Grossi
Toutes ces photos ont été prises rue de Paris et sur la place du Marché de Montreuil le 30 mai 2012.
Tous les autres vases communiquent ici. Et on remercie Brigitte Célerier pour le travail qu’elle accomplit, mois après mois : grand merci à elle.
Flash-back, oui flash-ball, valse des noms, affiches, alertes, la rue comme un seuil vers autre chose (photos impeccables, texte sans concessions).
Merci Dominique d’avoir traversé le périph en notre compagnie et pour votre lecture bien entendu !
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