Je fais ce boulot
Je fais ce boulot.
J’arrive de bonne heure parce que les livraisons arrivent de bonne heure. « Au stock, on est matinal. Boulot banal et matinal » m’avait précisé un type de la direction. «J’veux pas d’un gars qui m’embrouille avec des pannes de réveil, des galères de transports ou des bobos derrières les oreilles, tu vois? ». Je lui ai dit qu’habitant juste à côté, je venais à pied, que j’étais plutôt résistant et que je me couchais très tôt. Je me suis arrêté de parler Il ne m’écoutait pas. Il a enchainé. J’aurais pu lui dire que j’habitais Pluton et que j’étais souffreteux, il aurait enchainé de la même façon. Ce qui importait c’était qu’il puisse placer ce qu’il avait à me dire. Il tiendrait le même discours devant une pieuvre pourvu qu’elle puisse exécuter la tâche qu’on lui confie.
Pendant cette cérémonie d’introduction à la Cogecep, il ne m’a pas regardé un seule fois. Je me demande même s’il m’a vu, s’il pourrait me reconnaître. Il regardait son bureau, les papiers sur son bureau, la fenêtre, sa montre, ses mains, il regardait mon ventre mais pas mon visage, la fenêtre à nouveau, un porte-manteau vide, ses mains à nouveau, sa montre à nouveau, le distributeur de boissons qu’il s’était fait installer dans son bureau, mais je n’ai jamais croisé son regard. Je ne l’ai pas quitté des yeux. Sur son front, quelques fines gouttes de transpiration réfléchissaient la lumière du néon au-dessus de lui. Il avait peut-être peur de moi. Ou peut-être avait-il peur de mal se faire comprendre. Il a tout fait pour que je n’ai rien à dire, rien à ajouter ou à contester. Malgré un discours rodé, son absence totale de maîtrise dégoulinait le long de ses joues.
Je suis sorti de son bureau, j’ai longé les couloirs jusqu’à la porte de sortie, les murs étaient envahis de papiers, de fiches, de notes, de messages. Je me suis demandé si j’allais pouvoir rester ici longtemps.
Adrien Villeneuve