Mon 14 juillet
Ah, cette blague ! Comment faire une photo sans appareil photo ?
Sur le bord de la route, je suis sorti deux secondes de ma bagnole. Une voiture a ralenti et le conducteur est venu me voir pour me proposer son aide, persuadé que j’avais un problème mécanique et que, malgré le mauvais temps, j’avais été contraint de m’arrêter pour jeter un coup d’œil sous le capot. Mais non, pas de problème. J’avais juste envie de me faire rincer. Une petite toilette tout habillé sous une pluie battante, ça m’amusait beaucoup. C’est tout. Je voulais juste me dégourdir les jambes. Coincé dans mon bahut depuis plusieurs jours, je suis sorti par le haillon comme un taulard s’évade d’une prison. Je me sentais libre. Et ce type se fourvoyait totalement. « Non non, elle marche très bien cette bagnole » lui dis-je. Après un court instant, il me répondit : « Ah ! Tant mieux ». Mais à peine soulagé, son visage l’a trahi. Il était déçu. Il ne pouvait pas m’aider et ça le peinait terriblement. Il se voyait déjà expliquer fièrement à sa femme la raison de son retard, qu’il avait dû dépanner un gars sur le bord de la route, sous la flotte : « T’aurais vu le type. Il pleuvait, il dégoulinait, il était vraiment dans la merde, tu vois. Alors bon, comme j’ai quelques notions de mécanique, je me suis dis que je pouvais peut-être lui filer un coup de main, tu vois ? ». Mais non, elle ne verra rien sa femme. Tout allait très bien en fait. Je n’étais même plus en colère ce matin là. « Elle marche bien cette bagnole … faut juste pas oublier de mettre de l’essence, si vous voyez ce que je veux dire. Vous ne pourriez pas me déposer à une station ? « . Je ne sais pas pourquoi je lui ai dit ça. Mais j’ai eu le sentiment de lui sauver sa journée. Moi je n’avais rien à faire. Je me disais même que coincé pour coincé, pourquoi ne pas tenter ma chance au hasard d’une rencontre. J’avais fait le plein la veille mais si ça lui faisait plaisir de me rendre service, allons-y. « Bah … oui … non, pas de problème, il y a plusieurs stations à Mitry-Mory. Allez montez, vous allez attraper la mort. »
Je déteste cette expression, mais je suis monté. Trempé. Et je lui ai bien salopé ses sièges au gentil monsieur qui venait de me sauver d’une mort certaine. Depuis quand on « attrape la mort » sous une averse. C’est parce qu’on est le 14 juillet et que tu entends le bruit des canons ? Hey Ducon, c’est juste un orage. Tu te prends pour un sans-culotte ou t’as peur de l’échafaud ? Non Monsieur le Saint Bernard, j’étais dehors sous la flotte et je n’allais même pas choper de rhume, désolé. Encore moins la mort. Ah le con ! J’ai regretté d’être monté dans sa bagnole. Tant pis, je vais le faire chier. « C’est à vous le kodak ? » lui dis-je dans un mouvement de tête dédaigneux montrant le petit appareil photo qui traînait sur la plage avant. « Ah ce n’est pas un Kodak, c’est un Lumix. Kodak n’a jamais vraiment réussi à prendre le train du numérique en marche, vous savez. Et du coup, d’autres se sont engouffrés dans cette aventure avec beaucoup de talent. Et c’est d’ailleurs le cas de Panasonic. » Et c’est le cas de Panasonic … gnia gnia gnia. Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre de ton discours pompeux. J’étais en forme ce matin et voilà que tu me bassines avec tes idées toutes faites sur ton compact à la con. « Ouais, je sais. Je suis photographe. Mais les petits machins comme ça, je n’y connais rien ». Ah ah, photographe, me suis-je dis. Ben voyons. En tant qu’ancien agent immobilier, j’ai bien utilisé le petit compact de l’agence mais ça s’arrête là. Je n’ai même jamais eu d’appareil digne de ce nom. En tout cas, j’espère que ça l’a calmé pépère. « Photographe ? Ah bon ! Bien, essayez-le, vous allez voir. Vous me direz ce que vous en pensez ». Merde, je ne sais même pas vraiment comment ça marche, moi, son bidule. « Bah si vous voulez, mais vous savez moi, je ne suis pas très « matos », hein. La plupart du temps, c’est un assistant qui s’occupe de tout régler. Moi j’arrive, et clac ! ». Là il est bluffé. Tout est faux, mais il ne la ramène plus. Bon maintenant, faut faire une photo. Il fait un temps de merde. Il fait vraiment très sombre. Je me demande bien ce qu’on peut photographier avec une lumière pareille. Bon, de toute façon, c’est juste pour « tester » l’appareil. On ne va pas faire une expo. Clic. Ouais, bon, c’est raté. Clic. Pas mieux. Merde, je ne sais pas comment on fait, moi. « Allez-y, me dit-il, on verra après. C’est l’avantage du numérique. On ne paye pas le développement » dit-il en riant de sa blague minable. OK me suis-je dit. Allez hop, mitraillons ! On verra bien. Tiens ! En voilà une pas trop mal. Je lui montre. « Wouahou ! Très très beau. Ah, on voit que vous êtes du métier. À moins que ce ne soit mon appareil » dit-il en riant à nouveau. Je le mis en garde : « Attention, n’allez pas revendre ces images sans me le dire, hein ? » Il ria et me proposa très rapidement d’en faire un tirage chez lui. Après quoi, il pouvait, si je le souhaitais, transférer mes images sur un cd pour que je puisse les conserver. Je ne portais absolument aucun intérêt à ces photos, mais j’avais envie de voir chez lui, et j’acceptais sa proposition, persuadé que j’allais passer un bon moment à me foutre de sa gueule.
On est arrivé chez lui, sous des trombes d’eau. On est même resté un moment dans sa voiture parce que son portail automatique ne fonctionnait plus et qu’il ne voulait pas risquer d’ « attraper la mort », trempé comme une soupe. Nous étions … ridicules. En un quart de seconde, j’avais oublié la raison de ma présence ici. Il me regardait en souriant bêtement, comme pour s’excuser du mauvais temps. « C’est bête mais je n’ai pas de parapluie dans ma voiture. Je n’y laisse jamais rien de toutes façons. Chaque objet est un appel au vol et je n’ai pas envie de retrouver ma fenêtre cassée pour un malheureux parapluie ou un vieux paquet de gâteaux ». Comme je ne comprenais pas un mot de mon compagnon protecteur et que j’avais plus envie de l’étrangler que d’écouter ses conneries, je m’apprêtais à sortir quand il me dit : « Hugues ! ». Comment ça, Hug !? me suis-je demandé. « Je ne me suis pas présenté, Hughes Lemoine. Ah tiens, ça se calme on dirait. Allez, on sort ? » Je suis sorti en tirant la gueule, sans rien dire.
En ouvrant la porte de chez lui, il s’est mis à hurler. Son plafond ruisselait. L’eau de pluie s’était infiltrée par le toit et gouttait sur toute la longueur du couloir d’entrée. J’avais envie de rire et lui s’est mis à pleurer : « Mais c’est pas vrai, mince. Qu’est-ce qu’il se passe en ce moment ? J’ai fait quoi pour mériter ça ? Le sort s’acharne. Je sens que je vais craquer ». Je me suis dit que s’il continuait à utiliser une à une les expressions que je déteste le plus, il risquait de se prendre une beigne qu’il allait pouvoir comptabiliser sur sa liste de galères. Il a disparu dans une pièce un peu plus loin et en est ressorti en short, t-shirt, pieds nus, avec deux seaux et deux serpillières. J’avais envie de sauter à pieds joints dans le petit centimètre d’eau répandu sur le sol, mais j’ai pris le seau et la serpillière qu’il me tendait. Il me regardait sans rien dire, sans oser me demander de l’aide. Son visage mêlait désespoir et autorité. Une vraie tête de cocker. Les yeux tombants, mais la gueule prête à mordre.
Au bout d’une demi-heure, le sol presque sec, je me sentais en droit de lui réclamer une bière. « Oh mince me dit-il, j’ai complètement oublié votre essence. Fallait me le dire. Vite allons-y. Ah je suis désolé mais avec cette inondation, vraiment je n’avais plus la tête à moi. Ah je suis désolé ». J’en avais assez. Je lui ai laissé croire qu’il m’était assez pénible de laisser ma voiture au bord de la route sans surveillance et qu’effectivement, il fallait peut-être faire vite maintenant. Bien entendu, il me comprenait totalement et s’est empressé de repasser ses vêtements d’avant inondation. « En revanche, avant de partir, je veux bien récupérer mes photos si ça ne vous ennuie pas » lui dis-je sur un ton faussement agacé en lui montrant son ordinateur. Il courut chercher un câble et s’empressa d’y décharger le contenu de son appareil.
Il ne dit plus un mot.
A la station service, il s’est remis à pleuvoir. Son couloir à nouveau trempé devait le hanter mais il remplit malgré tout le bidon d’essence qu’il était allé acheter à la station. Le visage crispé, Il raccrocha nerveusement la pistolet de distribution et partit payer le carburant. « Pour le service rendu, tout à l’heure » me dit-il d’une voix triste. J’avais envie de rire. Tout à l’heure, ce service était inutile, il va falloir tout recommencer me suis-je dit.
Dans la voiture, Hugues s’est transformé en robot. Austère, muet, mais terriblement efficace. Il s’engageait sur chaque route sans hésitation. Il connaissait le chemin par cœur et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. J’avais tout de même envie de le taquiner. Dans quelques minutes j’allais retrouver ma voiture, j’avais tout de même quelques questions à lui poser. Dans quelques minutes, je ne le reverrai plus jamais, si ses réponses m’ennuient, ça n’a aucune importance. « Vous vivez seul ? » lui demandais-je brusquement. Ma question était probablement trop inquisitrice et je ne m’attendais pas à obtenir de réponse. Curieusement, au bout d’une minute de silence, il me dit que sa femme venait de quitter le domicile. Qu’elle vivait désormais chez un autre … à Paris. « À Paris ? À Paris ? » lui ai-je demandé à deux reprises. Certes je me foutais de sa femme et de son amant et de tout le contenu de sa vie sentimentale, mais je brûlais de savoir comment sa femme avait réussi à quitter la Francilienne pour rejoindre Paris. « À Paris ? » lui demandais-je à nouveau. « Il n’y a que cela à retenir de cette histoire ? » me demanda-t-il vexé. « Non bien sûr mais c’est que … » La voiture de Hugues s’arrêta face à la mienne. On était arrivé. « Merde » j’ai hurlé à mon tour. La vitre arrière de mon « Grand Voyager » était brisée. On m’avait fauché une couverture.
Hugues me regardait sans rien dire. Il m’a semblé le voir sourire.
Adrien Villeneuve