La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009
(fig.1)
Julien Prévieux
La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.
Livres et matériaux divers, 1200 x 187 x 45 cm.
Courtesy Jousse Entreprise, Paris
En 2010, le progrès technologique et la croissance, leur incessante marche vers le haut, font l’objet de nombreux débats. Il est en effet de bon ton de se demander jusqu’où l’appareil économique et social emmènera les individus, quand le capitalisme n’a de cesse de dévoiler ses failles dans des crises de plus en plus rapprochées.
Dans une société consumériste cherchant à nous convaincre que le récent, l’inédit vaut toujours plus et mieux que l’ancien, Julien Prévieux nous pousse à reconsidérer cette rhétorique afin d’en percevoir les artifices.
A l’occasion de « La Force de l’art 02 », l’artiste proposait La totalité des propositions vraies (avant), de 2008-2009, une installation constituée d’une bibliothèque circulaire élevée sur huit pieds et entourée de trois diagrammes accrochés sur les murs cloisonnant l’espace (fig.1). La bibliothèque ressemble aux banques d’accueil giratoires que l’on trouve parfois dans les halls d’immeubles d’entreprise ou les centres publics tels que La Cité des Sciences et de l’industrie à Paris. Elle évoque également le design des tables amovibles des comptoirs d’informations présents dans ces lieux publics.
Composée de compartiments emplis de livres, elle permet également à chaque visiteur de consulter les ouvrages sur place, grâce à un reposoir épousant la forme de la bibliothèque. Le spectateur, pénétrant dans l’espace, se voit naturellement invité à la lecture.
Ce format d’exposition n’est pas sans rappeler Le Club ouvrier présenté par Alexander Rodtchenko dans le Pavillon russe de l’Exposition Internationale des Arts et Métiers de Paris en 1925 (fig.2).
(fig.2)
Alexander Rodtchenko, Le Club ouvrier, 1925.
Vue d’ensemble de l’aménagement du Pavillon russe
Exposition Internationale des Arts et Métiers, Paris.
Présenté sous forme de salle de lecture avec chaises, tables et reposoirs, cet espace cherchait à sensibiliser la classe ouvrière à la culture. Le public pouvait entrer, s’installer et lire. Mais si Rodtchenko croyait en une possible éducation du peuple par le truchement d’un Art pour tous, la bibliothèque de Prévieux ne prétend pas égaler une telle ambition. Les livres qu’elle contient, voués au pilon, ont été récupérés par l’artiste dans des bibliothèques publiques ou privées. Intitulés Le nouveau petit Larousse illustré (1959), Windows 95 pour les nuls (1999), U.R.S.S., Le pays où le soleil ne se couche pas (d’Emil Schulthess, Albin Michel 1971) ou La guerre secrète moderne ( Colonel William V. Kennedy, Bordas, 1984), les thèses développées dans chacun de ces ouvrages sont résolument obsolètes.
Le reposoir incite à lire sur place. Après avoir consulté un titre, le lecteur se dirige naturellement vers un autre, le sort de son rayon, le lit, le range ou le laisse ouvert, et cela dans un mouvement circulaire, dicté par la forme de la bibliothèque. Il tourne autour, revenant ainsi sur ses pas, mais ne pénètre jamais à l’intérieur du cercle puisqu’aucun accès ne le permet. De retour à son point de départ, il peut poursuivre ses lectures en butinant d’autres livres et s’engage dans un nouvelle circulation autour du meuble.
Au fur et à mesure de ses lectures, le spectateur remarque nécessairement que toutes les publications proposées sont « datées » et contrastent avec le temps du lieux de l’exposition, celui d’Internet et du wi-fi généralisé.
En procédant à une délocalisation périodique du savoir et de la connaissance, Julien Prévieux tend un piège au visiteur et tente de le convaincre, par des effets de séduction (la présence de livres ouverts éveille la curiosité) et de surprise (la disposition de ces livres dans un meuble et un environnement contemporain), de la validité renouvelée de ces savoirs, aujourd’hui.
L’artiste ne cherche pas à nous dissimuler une vérité, en attestent les manuels aux graphismes démodés, aux reliures passées et aux titres vieillis agissant comme autant d’indicateurs d’un temps sans équivoque.
Malgré une compréhension immédiate de l’obsolescence des savoirs contenus dans ces livres et de leurs thèses, le visiteur se laisse néanmoins immerger dans cette temporalité trouble, glissements encouragés par ces mêmes graphismes, titres, typographies et théories qui étaient censés servir plus haut de « garde-fous ». Ici, l’ensemble de ces doctrines, commentaires, analyses et méthodes d’origines diverses ne forme plus qu’une seule époque, a-temporelle, sorte d’uchronie dans laquelle le spectateur se trouve projeté. Prévieux parvient à stopper le spectateur dans sa course linéaire et le coince dans un espace temps, matérialisée par la forme circulaire de la bibliothèque. Cette configuration, entraînant le spectateur à tourner indéfiniment autour des compartiments de livres, s’oppose à la ligne droite, continue, de la chronologie occidentale. Cet axe linéaire symbolise la course ininterrompue vers le progrès et la libération par le savoir, renouvelé continuellement tout en excluant « les restes ».
Prévieux, à l’inverse, bloque le savoir dans un cycle fermé dans lequel le spectateur se trouve pris. L’inertie provoquée par une circularité sans fin permet à ce dernier de prendre, au contraire, le temps de méditer sur la somme des savoirs désuets et de s’interroger sur la pertinence de ses propres connaissances.
En effet, si les ouvrages soumis à son appréciation sont présentement dépassés et obsolètes, doit-il en conclure que tout le savoir et les connaissances actuelles sont d’ores et déjà en voix de péremption ? Comment dès lors peut-il se fier à ce qu’il sait ou croit savoir ? Doit-il réévaluer la potentielle ineptie des thèses et théories contemporaines, dites scientifiquement prouvées et donc totalement dignes de confiance ?
Guy Debord dénonçait la rhétorique publicitaire visant à affirmer qu’un produit nouveau dépasse le précédent et constatait que « chaque nouveau mensonge de la publicité est aussi l’aveu de son mensonge précédent [1]». Prévieux nous rappelle les limites du savoir, sans cesse renouvelé par de nouvelles découvertes et de nouvelles théories. Il démontre que « ce qui a affirmé avec la plus parfaite impudence sa propre excellence définitive change pourtant […] et c’est le système seul qui doit continuer [2]».
(fig.3)
La totalité des propositions vraies (avant), 2008-2009.
Exemple de diagramme (1/3)
Courtesy Jousse Entreprise, Paris
Les grands diagrammes plaqués aux murs (fig.3), toiles de fond indissociables de la bibliothèque, semblent illustrer des systèmes en réseaux. Conçu au moyen du « datamining » (outil permettant d’analyser les bases de données), ces schémas transforment les thèses des ouvrages contenus dans la bibliothèque en rapports de cause à effets, ayant valeur d’oracle dans cette uchronie. L’irrationalité de ces diagrammes abscons finissent par exaspérer le spectateur qui finit pas rejeter ces absurdités.
Ces réseaux complexes reproduisent pourtant les structures de fonctionnement quotidien des réseaux de transport ou Internet.
Cette hystérie visuelle formée par les réseaux des diagrammes complète la force symbolique de la bibliothèque.
En proposant La totalité des propositions vraies (avant), Julien Prévieux renouvelle sa démarche sans toutefois s’en écarter, démarche qu’Elie During qualifie de « contre-emploi [3] ».
Ici les livres ne servent pas à apprendre mais à mesurer les limites de l’apprentissage. En créant un espace uchronique, Prévieux bloque la progression du visiteur. En lui aménageant un « temps » d’arrêt, il provoque chez lui questionnements et réflexions, lui offre du temps, à l’inverse de ce que propose la société qui associe toute pause à de la contre-productivité.
(fig.4)
Julien Prévieux, Glissement, 2004.
Métal galvanisé, diamètre 350 cm.
Courtesy Jousse Entreprise, Paris.
Ce mode opératoire n’est d’ailleurs pas étranger à celui de Glissement, pièce réalisée en 2004 (fig.4). Glissement présente une glissière de sécurité métallique similaire aux glissières des bords de routes du monde entier. Mais Glissement n’est pas un rail continu, rectiligne : il s’agit d’un rail circulaire, agissant dans l’espace comme un obstacle à la circulation du visiteur et n’encadre pas ses déplacements. A l’instar de La totalité des propositions vraies (avant), Prévieux entraîne le spectateur dans un mouvement rotatif actif tout en proposant un temps d’arrêt, nécessaire à toute réflexion.
Au fond, tout porte à croire que Julien Prévieux assigne à La totalité des propositions vraies (avant) la même fonction qu’Andreï Tarkovski semble donner à la bibliothèque de la station orbitale dans Solaris en 1972 (fig.5). Inscrivant ce temple du savoir dans une salle en forme de rotonde, le réalisateur présente cette bibliothèque comme le symbole de la connaissance humaine au milieu de l’immensité infinie de l’espace. Cette connaissance humaine, matérialisée par les livres, les bustes de philosophes grecs et autres œuvres d’art canoniques, demeure malgré tout fragile dans l’espace et futile face aux problèmes existentiels des êtres humains. Le progrès technologique, pourtant ubiquiste au sein de la station, n’a pas de sens. La salle circulaire illustre les propos de Tarkovski. Les personnages tournent en rond, égarés dans un savoir qu’il leur est inutile – les livres y sont empilés négligemment, signe de leur inanité et les posters pendent : un désordre symptomatique de la relativité du savoir et de la science.
(fig.5)
Andreï Tarkovski, extraits de Solaris, 1972.
Julien Prévieux souligne ainsi que ce qui constitue le savoir contemporain d’une société est voué à long terme au même déclin et à la même décrépitude que toute technologie.
___________
[1] DEBORD Guy, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p.65.
[2] DEBORD Guy, Op. cit., p.64.
[3] DURING Elie, « Contre-enplois » dans Gestion des stocks, Julien Prévieux, Lyon, Edition Adera, 2009, p.10.
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