Pendant le weekend

Quelques digressions à partir de poutrelles sibyllines

John Cornu, Sibylline, 2009.

John Cornu, Sibylline, 2009. Verre façonné et colle uv. Dimensions variables. © John Cornu.

John Cornu n’est pas un artiste des marges. Pourtant repousse t-il les limites, un peu comme s’il poussait sur une membrane, comme l’enfant. Pour vérifier, pour éprouver à quel moment celle-ci va arriver à son point d’élasticité maximale, et éventuellement, craquer. John Cornu n’est pas un artiste des marges. Pourtant il joue, teste, applique, avec l’alphabet formel de l’histoire de l’art et l’alphabet théorique des discours sur l’art, le jeu des limites conceptuelles et perceptuelles. John Cornu n’est pas un artiste des marges. Pourtant il interroge l’art à tel point que ses œuvres sont à la fois totalement œuvres, au sens d’entités closes, de monades, et en même temps presque désœuvrées, au sens de l’intervention (minime, minimale), du savoir-faire et de la manipulation.

Mise en œuvre simple, pas d’artefacts et d’effets spéciaux concernant la fabrication : mais la désœuvrance, pour néologiser façon cornienne, ça se travaille !

Bref, Cornu tend à ramener l’œuvre sur elle-même. Il tend à resserrer le discours sur lui-même. Il tend à fabriquer des concepts. Or, c’est le travail de la philosophie que de fabriquer des concepts.

L’art fabrique des percepts, des affects. Mais l’art et la philosophie se sont mélangés, métissés, qu’on le veuille ou non. D’autant plus dans ces zones laboratoires que sont les facultés d’art plastique ou l’art et la science de l’art se côtoient, cherchent à dialoguer, interagissent. Il n’est pas un artiste des marges et il cherche, méthodiquement et méthodologiquement la tautologie, prise comme l’évidence, mais pas au sens de la redondance conceptuelle – « cinq mots en néon bleu » – des artistes conceptuels, mais plutôt au sens du discours le plus évident et le plus visible, le plus fort possible avec le moins de moyens, sur une distorsion du sens, une défaillance. Et cette défaillance est mise en évidence, quant à elle redondante, tautologique, par le titre. Le mot défaillant indique la défaillance évidente.

Il cherche le détail explicite, la manifestation, avec l’alphabet de l’histoire de l’art, du détournement le plus évident. Pour ce faire, il met le spectateur au travail avec ses horizons d’attente, ses connaissances, ses déterminismes, ses habitus, son capital symbolique relatif à sa catégorie socio culturelle (complexifiée). Il s’adresse, il lui impose une certaine connaissance de ce que fait l’art et de ce qu’il peut faire faire (pour lui) faire penser et faire dire (pour le spectateur). Et si le connaisseur reconnait sa malice, le spectateur à tout le potentiel nécessaire pour comprendre : en ce sens, John Cornu se “donne” et ses pièces sont “livrées” : elles se livrent et elles ont un poids. Dans ce sens alors oui, il joue avec les limites dans la mesure où il pousse au plus loin et au plus efficace l’idée de ce que peut être l’art et l’idée de ce que l’on peut penser de l’art en tant que spectateur. Le plus d’effets le moins de moyens ?

En fait, ce qui est très étrange, c’est qu’il repose sans cesse la question, comme si c’était sa névrose, sa limite, son obsession, mais aussi l’obsession d’une époque et l’obsession d’une rencontre entre l’œuvre et le spectateur, à savoir ce qu’est l’art. L’art ? Savoir-faire, ce sont des manières de faire, moyen ? Moyen de subjectivation, moyen d’objectivation, moyen de connaissance ? L’art, pratique fabriquée et instituée à partir de la générescence des pratiques symboliques fortement liées à l’humanité ? Prenons le cas précis des Sibyllines, qui sont des poutrelles IPN en verre de différentes tailles. Elles sont éminemment explicites.

Jamais des poutrelles de telle sorte, habituellement usitées pour leur discrétion dans la structure d’un bâtiment et pour leur solidité dans l’architecture moderne, ne devraient être en verre. A priori. Elles sont défaillantes, inutiles, absurdes, insolites : ça n’existe pas. De plus, contrairement aux poutres IPN de métal classiques, elles ne sont pas faites d’un seul et même corps : elles sont faites de plusieurs éléments collés : donc des éléments en “interactions”. Nous sommes dans le simulacre, dans l’artefact. Dans le pas vrai qui se donne pour vrai, mais pas dans le mensonge : dans la fiction.

Et pourtant cette proposition est très réelle, et bien réelle : l’art crée un monde qui n’est pas la réalité, mais qui est néanmoins très réel. La fiction produit du réel. Oui, nous tomberons dans le “poétisme” sensible en parlant de simulacre qui se donne pour vrai autant que de vrai simulacre. Mais ceci n’est point si abscons dès lors que l’on revient sur la proposition de John Cornu qu’il pourrait formuler ainsi : ceci est une œuvre d’art, une œuvre d’art nous indique, cette œuvre d’art veut nous signifier, cette œuvre d’art, réfléchie dans son temps et après certaines analyses théoriques, vous parle de moi et de la manière dont mes yeux regardent et de la manière dont mon cerveau et mon corps éprouvent. Ce que je vous donne à voir, qui est bien une défaillance perceptuelle, est donc l’indice de quelque chose qui est contenu dans moi et dans la manière dont l’art et l’idée de l’art passe au travers de moi. Une pièce nous donne donc des indices. Mais si elle donne des indices, elle donne aussi une icône, une image, globale. Et chez ce Peircien de John Cornu il faut saisir les deux en même temps : car c’est précisément ce qu’il cherche, faut-il croire.

Mais que disent-elles, en “plus”, et ceci de nous permettre de comprendre la logique “fine” pour certain, “basique” pour d’autres, des pièces de John Cornu ? Elles nous parlent de sculpture, bien sûr. Mais elles nous parlent de l’architecture et du modernisme. De l’architecture de verre et de métal a partir d’une rencontre improbable la poutre assurant la solidité structurelle et le verre présent-absent, réunissant les espaces qu’il sépare, traversé, transversal et fragile, métonymie de l’évanescence, de la vanité du monde (n’oublions pas le verre comme signifiant du theatrum mundi), de ce qui, par la croyance qu’il donne à voir de son état, ne peut pas “tenir”. De l’idéal moderne et du fantasme moderne du pouvoir politique moderne (la hauteur, la transparence, l’élancement symbole de dynamisme et de confiance en l’avenir : progressisme moderniste) mais aussi de la transparence politique (le pouvoir se dotant de ses bâtiments ultramodernes et symboles d’une politique nouvelle fait croire à sa transparence, ce que l’on retrouve, bien entendu, plus tard dans la glasnost).

Et l’on sait que cette fantasmatique joue et travaille encore nos nababs et potentats (à voir les nouvelles richesses et les nouvelles villes riches) mais quelle n’est plus simplement politique mais capitalistique puisque le système économique qu’est le premier a mangé le principe de gestion mutuelle du vivre ensemble qu’est le premier : le monde s’est vêtu d’immeubles de verre faussement transparents qui nous font miroiter… quoi ? Des choses. Ces pièces sibyllines nous parlent aussi de l’idéal moderniste de l’art et du modernisme stylistique (Mies Van der Rohe, W. Gropius, Le Corbusier, J. Prouvé, E. Grey, C. Perriand, P. Chareau, E.J. Ruhlmann) qui a donné les formes à cette énergie capitalistique du progrès, malgré elle – l’efficace, l’économie, le juste utile, la fonction – mais qui a travaillé aussi à un “éclaircissement”, tout dans l’esprit Lumières, autrement dit à la pénétration de la lumière dans les intérieurs (à double tranchant), par souci, entre autres, d’hygiène(isme) et de mise a distance de l’obscurité, l’obscurité prise comme source de maladies et comme archaïsme. Prolongement de la lutte contre l’obscurantisme ?

Elles jouent discrètement mais à fond contre les limites : je m’appuie sur un style qui me plaît, qui m’intéresse, mais son idéal doit être questionné. En modulant, je l’interroge. À cet instant, impossible de ne pas faire référence à Michel de Certeau lorsqu’il parle du récit. Le récit, “diégétique”, traverse. Le récit guide et transgresse. Les limites. Le récit est « topologique, relatif aux déformations des figures, et non topique définisseurs de lieux. La limite n’y circonscrit que sur un mode ambivalent. Elle mène un double jeu. Elle fait le contraire de ce quelle dit ».

Bien sûr, nous sortons cette citation de son contexte, la raccordant acrobatiquement à l’œuvre donnée. Mais prise ainsi, elle fonctionne. John Cornu nous livre un récit, simple en apparence, stylisé au possible, sophistiqué, et il nous parle, transgressif, de l’art, du monde, de lui, de nous : Ce que je fais ne s’arrête pas à ce que je montre et ce qui est important c’est la défaillance imperceptible, masquée sous l’évidence du discours de surface, qui dit et qui acte que je suis à la recherche de la limite.

Ce qu’il faut donc pour lire ces poutrelles sibyllines (dont il faudrait étudier les relations avec les Pavillons de Dan Graham), et c’est un enjeu probablement lié à un jeu de lecture et un plaisir du « comprendre » et de « l’interpréter », c’est appliquer – c’est notre responsabilité – une lecture complexe de la complexité, en amateur morinien du savoir et du monde. Ce qui se donne n’est pas uniquement ce qui se voit et pourtant se contient dans ce qui se voit. Évitons le “factualisme” (pointe d’expérimentation néologique) et le “nominalisme” et regardons dedans (d’ailleurs il nous propose de fouiller au-dedans, les pièces sont en verre). Et quand bien même, précisément, toutes ces propositions ne seraient que suppositions, conjectures ou fantasmes, car celui-ci est aussi “sec” quand à son travail que ses œuvres sont “ramassées”, c’est l’interprétation, pour le moins “une” d’entre elles, qui est déterminante. Dire le monde (l’art – soi), montrer le monde (l’art – soi), fabriquer le monde (l’art – soi), comprendre le monde (l’art – soi), sont parmi les activités principales de l’art. En rien ce qui vient d’être dit ne signifie de positionnement absolu sur le plan artistique.

Manuel Fadat

Ce texte a été rédigé dans le cadre d’une conférence au CERFAV, Vannes le châtel, 2009.

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1 Comment

    Bonjour
    Je veux avoir plus d’informations concernant les prix des poutrelles en verres
    Cordialement
    André Haribel
    Noisy Bati