36 façons de marcher
Pour les Vases Communicants d’avril 2010, le blog coopératif « pendant le week-end » est heureux d’accueillir Ruelles.
Marcher est à la fois une mécanique exemplaire et une fonction on ne peut plus banale, quasiment sans questionnement. On ne réfléchit pas à comment on va marcher, en règle générale le mouvement se produit automatiquement, c’est une opération qui pour ainsi dire va de soi.
On apprend à marcher au tout début de sa vie, sans en conserver la plupart du temps le moindre souvenir, à peu près en même temps qu’on apprend à parler. Il semble d’ailleurs que les deux apprentissages ne puissent se faire simultanément, en raison de l’énergie que chacun réclame, mais l’un après l’autre.
On peut à certains égards considérer qu’il n’y a pas 36 façons de marcher : sauf cas accidentel ou spectaculaire, on ne marche pas en rond, ni en zigzag, ni encore à reculons, ni même en piétinant ou en opérant des figures complexes tel un boustrophédon ou un pas de danse rituelle qui nous aurait été communiqué par nos lointains ancêtres. On marche en général d’arrière en avant, en ligne plus ou moins droite.
En poussant néanmoins de côté l’aspect purement mécanique, la façon de marcher varie étroitement avec le caractère du marcheur. Il y a la marche pressée, la marche décontractée, la marche sautillante et la marche décousue, la marche dansante ou défilante, la marche décidée, la marche discrète, la marche droite, l’indifférente, l’irrégulière, la stricte ou la monotone, la marche à petits pas et celle à grands pas… il y a sûrement autant de façons de marcher que de pratiquants de la marche.
Marcher est une manière à soi d’occuper l’espace, qui n’a rien de commun avec le piétinement à l’œuvre dans les lieux clos, appartements, bureaux, transports, marchés ou supermarchés. Dans la ville, marcher a forcément à voir avec la rue, qui offre une amplitude idéale au dispositif de la marche. Lorsqu’on marche dans une maison, dans une salle d’attente, dans un espace fermé ou étroit, on ne dira pas qu’on marche mais qu’on fait les cent pas.
Qu’est-ce qui détermine qu’on va marcher plutôt au milieu du trottoir, au bord de la route ou le long du mur ? J’ai croisé par exemple il y a quelques semaines une femme qui marchait en rasant systématiquement les murs, bousculant au besoin les passants qui se trouvaient sur sa trajectoire, comme si la proximité du mur constituait une protection indispensable à son avancée dans la rue, à sa progression dans la ville. Comme si marcher au beau milieu de la rue était une aventure pleine de danger, d’inconnu.
La rue est un lieu ouvert, de défilé, de spectacle. On ne marche d’ailleurs pas de la même façon quand on est seul, à deux ou à plusieurs, ni quand on progresse dans la foule ou isolément sur le trottoir, et ce n’est pas seulement une histoire de vitesse. La façon de marcher, bien sûr, dépend beaucoup du rythme : il existe toute une panoplie entre marcher vite, qui n’est pas courir, et marcher lentement, étant entendu que marcher vite ne veut pas forcément dire qu’on a un rendez-vous urgent ou qu’on est en retard, mais peut-être simplement que c’est notre rythme à nous de marche, comme d’autres ont une cadence plus lente ou plus molle, ou des foulées plus longues. On marche du reste inégalement suivant les saisons, et cette façon nonchalante de flâner dès les premières chaleurs a peu de chose à voir avec la démarche étriquée, ratatinée du corps raide en hiver.
La façon de marcher peut aussi varier selon les sexes : marcher par exemple dans la rue Saint-Denis à Paris pour un homme n’est pas marcher dans la même rue Saint-Denis pour une femme, et elle peut varier selon les rues, les lieux : marcher dans la même rue Saint-Denis n’est pas marcher dans l’avenue des Champs-Élysées ou bien dans la rue des petites écuries ou sur un boulevard périphérique.
Pourquoi on marche ? Il n’y a pas forcément de réponse claire. Marcher, logiquement, c’est se rendre d’un point A à un point B, ou d’un endroit X à un endroit Y. C’est emprunter un moyen de transport personnel. Tout le monde marche, tout ce qui a des jambes marche. La girafe marche, le pigeon marche, la fourmi marche. Qu’est-ce qui différencie notre marche à nous êtres humains marchant ?
Est-ce qu’on marche simplement pour se rendre quelque part ? Est-ce qu’on ne marche pas aussi parfois dans le vide, ou nulle part, ou sans objectif, ou avec seulement celui de marcher ?
Il est d’usage de marcher pour digérer après un repas, pour se dégourdir les jambes, pour réfléchir… Il existe ainsi un éventail de formules communément admises qui vantent les vertus de la marche, laquelle serait bonne pour la santé, pour se maintenir en forme, pour garder sa jeunesse, sa ligne, etc.
S’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façon de marcher, on a pourtant coutume de dire de choses, de machines, d’études ou d’affaires qu’elles marchent bien lorsqu’elles nous comblent ou simplement remplissent leurs fonctions de manière satisfaisante. Marcher est lié à ce qui marche, à ce qui fonctionne. Une montre, bien qu’elle n’ait pas de jambes, marche elle aussi. Il semble que marcher ait à voir avec le temps, avec la non-interruption du temps.
L’action de marcher n’empêche d’ailleurs aucunement que d’autres actions soient commises : tandis que la paire de jambes s’active de manière pratiquement autonome, il est par exemple tout à fait possible d’appeler, de consulter ou d’écrire des messages sur son téléphone, de fouiller ses poches ou son sac, de lire éventuellement des annonces dans le journal ou un article, un bouquin quand celui-ci nous accapare, de noter des choses à faire sur son agenda, de pousser ou tirer une valise, un chariot ou un landau, de s’habiller, de se recoiffer, d’enlacer son compagnon, d’écouter de la musique, de fumer ou de manger un sandwich ou une glace…
Mais l’action intrinsèquement liée à la marche, c’est d’abord le regard, ou la perception de ce qui nous entoure… Ne serait-ce que pour contrôler sa direction. On peut évidemment décider de marcher en fermant les yeux ou en fixant exclusivement le sol, ou le ciel, mais le risque existe bel et bien de se prendre un platane, une pissotière ou un autre passant, ou n’importe quel obstacle qui dépendra à la fois de sa propre trajectoire et des aléas de la rue. On garde le plus souvent la tête à peu près au niveau des autres têtes qui marchent. Pendant le parcours cette tête reste rarement droite, mais observe les environs, capte, suit les multiples évènements qui se déroulent autour d’elle au rythme des pas, les inconnus qu’elle croise, les différentes attractions disposées le long d’un trajet plus ou moins à l’attention du marcheur : vitrines, graffitis, affiches, réclames, panneaux de direction…
Il est amusant de noter que marcher présente la même origine étymologique que la marque ou le marc. Marcher aurait-il à voir avec le fait de marquer un territoire ? La marche ne permet-elle pas, plutôt que de définir des limites, de les ouvrir ? Marcher semble une mécanique qui libère l’esprit et le regard. Marcher, se promener n’était-il pas pour Aristote, grand spécialiste de la marche (il en a fait un traité), un accompagnement de la pensée, de la parole, un élément même inhérent ?
Marcher, marquer. Il est raisonnablement difficile d’imprimer son empreinte de pas sur le bitume, à moins qu’il ne soit frais, ce qui est relativement rare. Différée, différente, l’empreinte s’inscrit autrement, poursuit ailleurs son chemin.
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on dirait que tous les textes de vases communicants se sont donnés le mot : des explorations, des cheminements partout. On se serait remis tous en marche?
presqu’encyclopédique, non sans malice
Oui, il y a deux tendances ce vendredi : les géographes et les marcheurs.
Ceux qui raconte vue d’en haut, ceux qui marchent leurs mots. Ce texte vient presque comme introduction à tous les textes des marcheurs…
« ça marche » dans le sens usuel de « ça fonctionne » présente quelles caractéristiques alors ? Si on marche, on vit ?