Souilly
J‘ai pris pour habitude, lorsque je fais des photos, de prétendre faire un repérage pour un éventuel tournage. C’est en tout cas ce que je dis aux curieux cherchant à comprendre pourquoi je photographie telle rue, telle maison, tel bâtiment ou espace publique. La vérité, je ne la connais pas vraiment moi-même. Je n’en sais rien. Je photographie cette maison parce qu’elle me plaît ou m’intrigue, parce que je la trouve magnifique, horrible, bizarre ou au contraire, extrêmement normale, je ne sais pas. Je n’ai de toute façon pas envie d’en parler avec le premier Pékin venu. Cette semaine je me suis laissé entrainer vers Souilly une petite commune des environs; j’ai garé ma voiture à l’entrée d’un lotissement flambant neuf. En me dirigeant vers l’entrée avec mon appareil photo à la main, un homme occupé au ramassage de feuilles mortes sur la pelouse de son jardin m’interpella :
– Hey, c’est pour TF1, vous venez prendre des photos chez nous ? me demanda-t-il, méfiant.
– C’est à peu près ça, lui ai-je dit. Ce n’est pas pour TF1, mais c’est pour un film. Je fais un repérage.
– Ah ouais, c’est pour le cinéma? C’est Dany Boon qui vient?
– C’est un peu trop tôt pour en parler. On verra. Mais ce quartier est exactement ce que je cherche. C’est formidable. Ai-je répondu mystérieusement en m’éloignant pour quitter la conversation.
Surpris, flatté d’avoir vu juste, piqué par la curiosité, l’homme oublia son début d’inquisition et le ramassage de feuilles et me laissa m’éloigner avec toute sa bénédiction. Ensuite, je me suis promené dans ce « formidable quartier », avec en tête, cette sensation de décor de cinéma.
Je n’en étais pas loin, mon errance se transforma finalement en réelle séance de travail. J’imaginais des personnages, leurs vies, des histoires, des actions, des cadrages. Les rues étaient désertes. Cela facilitait énormément la projection, l’impression de me trouver au beau milieu d’un studio de cinéma. Je voulais frapper aux portes, vérifier, voir si tout n’était que façade où s’il y avait tout de même une vie derrière ces murs de carton, un vrai salon intérieur, une cuisine équipée, de la vraie vie, du réel. Mais je ne l’ai pas fait et je suis resté dans ce décor. Je pensais aux couleurs acidulées des films de Jacques Demy. Je voulais scénariser mes déplacements. Je commençais à compter mes pas. Dans certaines allées, les maisons étaient toutes tellement identiques qu’en passant devant, il se créait une forme de rythme visuel. J’essayais de synchroniser mes déplacements avec les temps forts et les temps faibles de cette mesure pavillonnaire. 1,2,3 et 4. La porte du garage. 5,6,7 et 8. La fenêtre du salon. Une ritournelle commençait à se former. Je ne marchais déjà plus. Mes pieds glissaient sur le sol goudronné. Un léger mouvement de jambe me permettait de caler le premier pas sur la boîte aux lettres de chacun des pavillons. Et 1,2,3 et 4. Les petites touches personnelles de décoration placées sur la façade de chacune de ces maisons venaient nuancer le tempo en le marquant d’éclats précieux. La végétation millimétrée garantissait une structure rythmique ferme. Une cigale en plâtre, un buisson taillé en boule, des rideaux finement dentelés, tout cela formait une harmonie remarquable. Je dansais. Je sentais que je transformais tous mes gestes et mes déplacements en un ensemble chorégraphique. Au bout d’une rue je me suis arrêté net. Mes bras étaient raides, les mains pointaient vers le sol. La mélodie se faisait de plus en plus présente. Au premier coup de grosse caisse, je me suis remis en marche, mais je remuais les épaules frénétiquement en faisant pivoter mes chevilles à chaque fois que ma plante de pied écrasait le sol.
Derrière moi, l’homme rencontré a l’entrée du village m’avait rejoint et reproduisait rigoureusement les mêmes gestes que moi. Nous formions un formidable couple de danseurs. Je me suis retourné et nous avons entamé une petite séance de claquettes. Je me rappelais le final de Zatoichi de Takeshi Kitano. Il me suivait à la perfection. Notre face à face donnait un effet de miroir saisissant. Nous nous sourions largement et tout en saluant d’hypothétiques spectateurs cachés derrière leurs volets fermés, nous nous sommes élancés vers une petite place déserte en esquissant des petits sauts de biche pour nous retrouver dos à dos tournoyant sur nous-mêmes, au cœur du village. Puis, le torse bombé, je me suis précipité dans une autre ruelle, j’y ai encore exécuté quelques entrechats, la musique s’est adoucie et j’ai repris mon allure de départ, une marche légère agrémentée de quelques petits sautillements à peine perceptible, comme un final discret. Je suis passé à nouveau devant la maison de l’homme rencontré à l’entrée. La pelouse était débarrassée de ses feuilles.
Adrien Villeneuve
alors c’était vous ?