Le type de l’escalier
Hier, je n’ai même pas cherché à rentrer. Je me suis dit que je trouverais peut-être ma route par hasard, sans chercher, en me perdant. J’ai roulé. J’ai dû quitter la Francilienne sans m’en rendre compte. J’avais l’impression que ma voiture me guidait, qu’elle avait pris le contrôle. C’est ainsi que je suis arrivé sur le parking d’un centre commercial, à quelques kilomètres de l’A104, comme si la décision tenait du compromis entre ma voiture et moi. D’un commun accord, nous sommes restés stationnés un instant entre les quatre lignes blanches qui définissent l’emplacement d’un véhicule. C’était l’heure à laquelle les boutiques ouvrent. Les voitures arrivaient petit à petit, par lots, et venaient recouvrir lentement la surface du parking pour y déposer leur conducteur et les laisser envahir les lieux à leur tour. Je me suis garé suffisamment en retrait pour pouvoir observer ce manège lent mais implacable de remplissage. Au bout d’une petite demi-heure, j’ai poussé la porte de ma voiture pour poser sur le sol, dur et froid, le pied lourd de l’explorateur déterminé, fier de sa découverte et impatient de découvrir ce territoire inconnu. C’était mon grand retour. J’ai claqué fermement la porte de la voiture. Le torse bombé, j’avançais lentement vers la porte 5, une des entrées prestigieuses de la grande surface. J’entendais mes talons frapper le sol, le vent s’engouffrer sous mon manteau. Je marchais au ralenti et le soleil perçait justement les nuages pour m’inonder de chaleur. Mais brusquement, à quelques mètres de la porte, les nuages se sont précipités pour masquer le soleil. J’ai eu le sentiment d’avoir fait un pas de trop. Les gens continuaient d’entrer dans le centre malgré tout. J’ai reculé de quelques pas, je me suis retourné et j’ai trouvé le lieu austère, macabre. C’était maintenant une horde de clients sombres et moribonds qui s’avançaient, accrochés à leur chariot, pour mieux soutenir leur carcasse pesante. J’avais quitté ma chambre, je n’aurais peut-être pas dû. C’était peut-être un peu trop tôt.
Le type descendait l’escalier. Rapidement. Visiblement, il savait où il était. En revanche, moi, lorsque j’ai pris cette photo, j’étais totalement perdu, à nouveau. Je n’ai pu réprimer certains a priori et me suis laissé dire que sa tenue vestimentaire, était sûrement celle d’un gars du coin. Arrivé au bas de l’escalier, je suis allé à sa rencontre. Je pensais qu’à coup sûr il pouvait me renseigner sur où je me trouvais et comment retrouver mon chemin. Avant même de me retrouver face à lui, le type a subitement bifurqué dans ma direction et, sans que son regard quitte le sol, c’est lui qui s’est adressé à moi. « Quand vous aurez trouvé une issue, me dit-il, s’il vous plait, prévenez-moi, je n’ai pas envie de moisir ici, vous comprenez » ?
Abasourdi, je me mis à bafouiller :
– Mais… je… c’est à dire que… oui, effectivement, en quelque sorte, c’est vrai que je…
– … non mais, soyez gentil, prévenez-moi.
– Mais, qui vous dit que je cherche mon chemin ?
– Bon, écoutez, je n’ai plus le temps de discuter. Vous n’allez pas rester là? Bon alors prévenez moi le jour ou vous trouverez une issue. Ok ?
– Mais je ne sais pas qui vous êtes. Je ne sais pas où vous trouver. Et moi-même…
– Mais je suis là. Vous voyez bien, non ?
Agacé, le type m’a interrompu et laissé sur place. Je ne me voyais pas lui courir après et je me suis donc retrouvé là, sur ce parking à présent bouillonnant, plus perdu que jamais. Je n’ai absolument pas compris ce qu’il voulait me dire. Peut-être était-il fou? Ou bien est-ce moi qui le devient de plus en plus. Peut-être n’aurais-je pas dû quitter ma chambre? Peut-être était-ce vraiment stupide de s’exposer comme ça, à l’extérieur, face au premier venu ?
Je suis retourné dans ma voiture en stationnement et j’y suis resté un bon moment sans trop savoir quoi faire ou penser. Les gens passaient à côté de moi, poussant leur caddie. Certains s’activaient pour remplir leur coffre, d’autres jouaient leur rôle de parent en expliquant à leurs enfants ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Je n’entendais que des sons atténués, les fenêtres de la voiture me protégeaient des nuisances extérieures. Cette bulle de tôle et de verre m’offrait une ambiance ouatée plus confortable que l’immensité froide du parking où gesticulait la population. Tout le monde semblait avoir quelque chose à faire. Moi non. Je suis donc resté dans la voiture, comme le spectateur d’une pièce de théâtre terriblement contemporaine qui se jouerait in situ. Est-ce que ça plairait à Marc Forest ? Je ne suis pas certain. Je me suis assoupi. Le spectacle ne devait pas être vraiment passionnant.
Au bout d’un certain temps, un choc à l’arrière de la voiture m’a brusquement éjecté de mon sommeil. Mon cœur s’est emballé, mes yeux se sont ouverts, et le visage d’une femme derrière ma fenêtre est apparu. Ses lèvres bougeaient mais le son de sa voix ne me parvenait pas. J’ai entrouvert la fenêtre pour l’entendre dire : « Excusez-le monsieur, c’est rien, il a pas fait exprès. Il est terrible hein? Dis-donc, tu peux pas faire attention à la voiture du monsieur? Excusez-le monsieur, hein». Dans le rétroviseur, un petit garnement, hilare, continuait son jeu de ballon, dribblant approximativement entre les voitures, indifférent au monologue de sa mère. « C’est rien » ai-je dit mollement en remontant la fenêtre et me retournant pour signifier que je ne voulais plus être dérangé. « Excusez-le, hein? Il est embêtant des fois, mais il est gentil, en fait ». Je pensais : « Mais qu’est-ce que tu veux que ça me foute, ton histoire? Tu ne vois pas que je viens de te tourner le dos. Tire-toi avec ton rejeton. Fous-moi la paix. Va t’occuper de lui avant que ça ne soit moi qui le fasse ». Je n’ai rien dit et suis resté un instant les yeux fermés en attendant qu’ils s’éloignent, qu’ils retournent à leur voiture, qu’ils rangent leurs courses et qu’ils arrêtent de me faire chier. Puis j’ai réouvert les yeux. Rapidement. Je me suis souvenu du parking, du type dans l’escalier, du centre commercial, de la Francilienne. Je me suis vraiment réveillé. J’avais les pieds glacés. La buée sur le pare-brise ne bloquait pas vraiment les rayons du soleil. Il faisait beau. Je me suis réjoui à l’idée de tenter une nouvelle percée vers les portes de l’hypermarché. En sortant de la voiture, j’ai vu la dame et son fils, à quelques mètres de moi. Elle, organisait le coffre de sa voiture pour le remplir avec le contenu de son caddie. Lui, le mini-Zidane Francilien, poursuivait son entraînement, au milieu des allées, détournant la trajectoire des voitures qui devaient se retenir de ne pas écrabouiller ce petit morveux inconscient. « Et pardon, encore, hein? » me dit-elle. Je lui ai vaguement souri en levant timidement la main, souhaitant définitivement lui faire comprendre que vraiment ce n’était pas grave, même si j’irais bien coller une petite taloche à son rejeton. J’ai fermé la porte de ma voiture.
Adrien Villeneuve