État d’âme Zazou
« C’est bien, ça… » : ces mots de « Pour un oui pour un non » de Nathalie Sarraute, prononcés comme sans (les) savoir…
On lit, on regarde ce qui se passe, le délitement par exemple des gouvernants, ou les reconduites aux frontières d’habitants de pays en guerre, et leur mort promise, on regarde (le dégoût) mais on travaille, le temps passe : l’une des parties de ce travail, justement, c’est le recueil de données. Cette tâche dite quantitative est, le plus souvent, réalisée par des enquêteurs. Avant d’être sociologue, donc, je suis enquêteur : tout comme employé de saisie, décrypteur, transcripteur, traducteur. Le métier comporte de nombreuses facettes et passe par de nombreuses places (d’où, certainement, son imposture ou posture impossible). La plupart de ces postes nécessite de n’avoir pas d’« état d’âme » : c’est à dire qu’il suffit d’obéir aux consignes, aux ordres. Par exemple, longtemps, je me suis levé de bonne heure pour aller compter (un compteur à droite, un compteur à gauche, vissés à la planche, la feuille de papier où reporter toutes les dix minutes les nombres sur la petite fenêtre du compteur de personnes descendant d’un escalier roulant – ou fixe – de la gare de Lyon, marquant le changement des grandes lignes vers les lignes de RER) : tout aussi bien ç’aurait pu être ailleurs.
On ne demande pas à l’enquêteur (ici, compteur automatique) de se pencher pour essayer de comprendre quoi que ce soit : il appuie sur son petit bouton dès qu’une personne passe, ce sera tout. Six heures d’affilée, entre quatre et dix. Puis reviendra vers seize heures, pour finir à vingt deux. Sans état d’âme.
Ces temps-ci, j’y suis occupé : tandis que d’autres tracent des sillons fort prometteurs, j’ai devant moi quelques couleurs, quelques passages.
Là le « public » sort, entre descend ou monte, et l’enquêteur l’arrête, poliment le plus souvent (la familiarité n’est pas de mise), lui pose quelques questions (le sens en échappe parfois, il rit, répond quand même), remercie. Et recommence. Ainsi autant de fois qu’on le lui aura demandé, avant de commencer ce travail.
On ne fait pas de différence : les humains sont tous à égalité, qu’ils soient noirs, blancs, jaunes, rouges (ou même zazous)
, on les aborde suivant la règle de l’aléatoire (pas le premier, pas le second, mais le troisième, voilà : « bonjour, vous avez quelques minutes pour répondre à trois ou quatre questions ? »), c’est oui, c’est non, sans état d’âme (« non, je suis pressé », ça ne fait rien la prochaine fois), « c’est bien, ça… »
: oui, c’est le travail, aussi, qui mènera, plus tard, quand les questionnaires auront été, comme la viande rouge, saisis, et puis analysés, et puis mis en catégories, qui mènera donc à des conclusions qui tenteront d’influer sur le cours normal des choses. On met de l’ordre, on en tire des statistiques, comme on dit au ministère de l’Intérieur ou de l’immigration et de l’identité nationale. C’est le bain, ces temps-ci… Mais, cependant, ça ne me plaît pas, je trouve ça révoltant, je déteste cette période de la vie nationale (quelques mois avant les élections), où tous rivalisent de bassesses, d’hypocrisies, de chausse trappe en pièges, de communiqués en annonce fracassantes pour influencer ici ou là, occuper le terrain, et pour finir gagner ou perdre, pour un oui pour un non.
J’ai besoin de vacances, sans doute.